- CHINE (L’Empire du Milieu) - Symbolisme traditionnel et religions populaires
- CHINE (L’Empire du Milieu) - Symbolisme traditionnel et religions populairesLes fondements de la pensée chinoise traditionnelle nous sont connus essentiellement par des textes qui furent rédigés pour la plupart à l’époque dite des philosophes (en histoire: l’époque des Royaumes combattants, Ve-IIIe s. av. J.-C.). Il est cependant certain que nombre de concepts remontent à une époque beaucoup plus ancienne: non pas aux souverains mythiques, Fuxi, Huangdi, Yao, Shun, auxquels on attribuait toutes sortes d’inventions, mais à la dynastie des Shang-Yin (?-XIe s. av. J.-C.) sur laquelle nous sommes de mieux en mieux documentés par les découvertes archéologiques et épigraphiques. Celles-ci infirment souvent, mais parfois confirment, les renseignements fournis par l’ancienne littérature (classiques confucéens, écrits des auteurs philosophes); c’est néanmoins sur cette dernière qu’ont travaillé des générations de penseurs. À travers les divergences d’écoles, on retrouve chez tous des conceptions communes sur le monde et son ordonnance, l’homme, l’éthique, la politique: ce sont là des «catégories» et des idéaux qu’il importe naturellement de connaître avant d’aborder l’étude d’un auteur particulier.Il est communément admis, par les Chinois eux-mêmes, qu’il y a en Chine trois religions: le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme. Quoique foncièrement différentes à bien des égards, elles ont cependant en commun d’être très élaborées dans leurs doctrines et leurs pratiques. On sait d’autre part que la masse du peuple chinois, composée principalement de paysans, était jadis et naguère encore illettrée dans son immense majorité. Aussi les grandes religions que l’on vient d’évoquer n’ont-elles été répandues dans le petit peuple, dans la mesure variable où elles le furent, que sous des formes simplifiées, édulcorées sinon corrompues de «superstitions». Il y eut effectivement des formes de bouddhisme populaire, de taoïsme populaire, de confucianisme populaire, dont l’étude est aussi nécessaire pour la connaissance de la religion effective du peuple chinois que celle des sommets de la pensée philosophique et religieuse de ces trois courants religieux. Mais cela, en somme, est un fait banal: toutes les grandes religions ont des formes savantes et des aspects populaires. Deux phénomènes, par contre, paraissent plus caractéristiques. C’est d’abord, non pas le fait en soi qu’il y ait plusieurs systèmes religieux, mais bien leur mode de coexistence et leurs rapports mutuels. C’est aussi qu’il en est résulté une religion particulière beaucoup plus spécifiquement populaire, la religion syncrétique.1. Catégories et idéaux traditionnelsLe monde et son ordonnanceLe monde n’était pas pour les anciens Chinois l’œuvre d’un créateur. Les fragments de mythes cosmologiques qui subsistent parlent de héros qui aménagèrent la terre pour la rendre habitable, de sages qui firent de l’homme primitif un civilisé; il n’est nulle part question d’une création ex nihilo . Il y avait aussi des mythes relatifs à la séparation du Ciel et de la Terre, au modelage des premiers hommes avec de la terre glaise; des textes tardifs parlent d’un homme cosmique Bangu, dont le corps donna naissance aux différentes parties du monde.Pour les savants et les philosophes, le Ciel et la Terre prirent consistance au sein d’une sorte d’éther primordial dont les éléments plus ou moins purs se séparèrent à la manière d’un fluide qui se décante.Le Ciel, conçu tantôt comme une sphère, tantôt comme un dais de char, est rond par essence, tandis que la Terre qu’il recouvre est carrée. Des colonnes ou des montagnes, situées au pourtour de l’univers, sont tout à la fois des supports du Ciel et des voies qui y accèdent. Ciel et Terre sont les deux constituants d’un vaste organisme au sein duquel le sacré se concentre, en haut, dans le Soleil, la Lune et les étoiles, en bas dans les monts et les fleuves (en particulier dans les Cinq Monts sacrés orientés et dans de nombreux espaces «hiérophaniques»). Le Ciel, ou la divinité suprême qui l’habitait, fut d’abord un ancêtre dynastique (au temps des Shang-Yin), puis, dans le cours de la dynastie des Zhou, il se dépersonnalise. Mais il reste une puissance mâle dont l’épouse est la Terre. À ce couple hiérogamique correspondent ici-bas le Roi et la Reine.Selon une représentation fort répandue, le Ciel avait neuf étages, ou bien on croyait à l’existence de neuf cieux superposés avec neuf portes; inversement, dans les profondeurs de la Terre, il y avait neuf étages, domaine des eaux abyssales et qu’on appelait les «Neuf Sources».À des époques indéterminées, la pensée savante élabora un certain nombre de concepts multivalents, dont certains joueront le rôle de catégories: ce sont le dao et le de , le yin et le yang , les Cinq Éléments, l’espace-temps, à quoi il faut ajouter les emblèmes divinatoires du Yi jing (le Livre des mutations ) utilisés à des fins spéculatives.Le Dao est le principe d’ordre qui gouverne la totalité du cosmos et lui assure son unité. À vrai dire, le terme, dont le sens propre est «chemin», est employé avec des valeurs différentes selon les contextes (conduire, mettre en rapport, dire, doctrine). Toutes les écoles philosophiques et religieuses ont leur dao et prétendent révéler «le» Dao , autrement dit se croient aptes à maintenir ou restaurer l’ordre universel. Le taoïsme (école du Dao ) fut ainsi nommé parce que les philosophes de cette école, Laozi en particulier, donnèrent au Dao une dimension métaphysique nouvelle.On parlait aussi du dao royal: pouvoir magico-religieux des rois fondateurs de la civilisation. Il était le reflet fidèle du dao céleste ou naturel. Le souverain, représentant du Ciel, était astreint à une étiquette minutieuse qui adaptait son comportement aux rythmes naturels. Si les rites (li ) ont toujours eu tant d’importance dans tous les milieux, c’est qu’ils étaient l’expression de l’ordre cosmique transposé dans la société humaine. Pour les Chinois, civilisation et nature ne s’opposent pas; au contraire, tout désordre est un péché contre nature. Confucius et son école perfectionnèrent les rites de la noblesse féodale et en firent un principe fondamental de toute éthique et de tout gouvernement. Mais les paysans avaient eux aussi leurs rites propres, moins connus mais tout aussi importants. On connaît surtout leur comportement lors des fêtes saisonnières où, à leur façon, ils restauraient aussi l’ordre naturel et la cohésion de leurs structures sociales.Le Dao est un principe universel, le De est un pouvoir qui se manifeste dans les réalisations particulières. Ainsi le roi, en incarnant en quelque sorte le dao céleste, exerce une action (mais sans intervention effective) sur la totalité du monde; par son de , il exerce une action sur son entourage. À vrai dire, le de est plutôt le fait du ministre qui gouverne, alors que le roi ne fait que régner: le de royal se manifeste précisément dans le choix d’un sage ministre. Pour les confucianistes, le dao et le de sont des vertus morales, mais qui n’en intéressent pas moins au premier chef la nature entière: tout désordre dans le gouvernement provoque une réaction du Ciel dont la «colère» se manifeste par des signes néfastes, puis par des catastrophes; inversement, la (bonne) vertu royale suscite de bons présages et la venue d’«êtres de bon augure». Pour les taoïstes, le dao et le de ont une valeur magique et mystique.Le yin et le yang sont les deux aspects antithétiques et complémentaires du Dao tel qu’il se manifeste dans le monde. Ces deux sous-principes sont tout à la fois des énergies pneumatiques (des «souffles», qi ) et des rubriques classificatoires. Le yin , c’est l’obscurité, le froid, la passivité; le yang , c’est la lumière, la chaleur, l’activité. Dans le cosmos, le Ciel et le Soleil sont essentiellement yang , la Terre et la Lune essentiellement yin ; dans la société humaine, l’homme est yang , la femme yin , le seigneur yang , l’inférieur yin . En tant qu’ils sont des catégories classificatoires, le yin et le yang sont donc des notions relatives, impliquant des rapports et non des classements rigides.Il faut souligner néanmoins que ces deux sous-principes sont très généralement conçus comme sexués, mais qu’en revanche ils n’impliquent pas des jugements de valeur morale; ils n’ont rien à voir avec le Bien et le Mal; au contraire, leur jeu concertant, les alternances de leurs influences sont indispensables à la bonne marche des choses.Les Cinq Éléments (traduction généralement adoptée pour l’expression wu xing ) introduisent, au-dessous de la bipartition yin-yang , une représentation de cinq énergies naturelles disposées en quinconce. Il ne s’agit guère, en fait, de substances matérielles, mais ici encore de «souffles» (qi ), des diversifications du Dao selon les directions de l’espace et qui sont: à l’est le bois, au sud le feu, à l’ouest le métal, au nord l’eau, au centre la Terre. À ces éléments sont associées beaucoup de choses, mais avant tout à chacun correspond une couleur fondamentale: le vert pour le bois, le rouge pour le feu, le blanc pour le métal, le noir pour l’eau, le jaune pour la Terre. Ensuite, à chaque point cardinal, donc à chacun des éléments orientés, est associée une saison (une courte période de l’été correspond au centre). Les Éléments et les saisons ainsi disposés sont classés yin et yang : le bois et le feu (printemps et été) sont yang , le métal et l’eau (automne et hiver) sont yin . La Terre, dans ce cas, est neutre, participant aux autres éléments et les contenant tous. Les Éléments sont souvent considérés comme des projections terrestres des cinq planètes, mais ces influences célestes ne sont nullement statiques, elles alternent, chaque élément passant par des périodes d’apogée et de déclin. Ce cycle est celui des jours et des nuits, des saisons surtout; une théorie célèbre appliquait le système à l’histoire, la «vertu» de chacun des souverains ou de chaque dynastie étant symbolisée par un élément et une couleur (mais, dans ce cas, l’ordre de succession des Éléments n’était plus le même).Le temps et l’espace – on le voit par ce qui précède – ne sont pas considérés séparément; ils sont au contraire indissolublement liés. D’autre part, ni l’un ni l’autre ne sont continus, les secteurs orientés de l’espace correspondant à des secteurs du temps. Le temps historique était découpé en ères symbolisées par des couleurs; les jours, mois et années sont encore aujourd’hui désignés par un couple de «signes cycliques» dont un terme est emprunté à une série dénaire (les «troncs célestes») et l’autre terme à une série duodénaire (les «rameaux terrestres»): on a ainsi des successions de périodes de soixante jours, mois ou années.Les rapports du temps à l’espace sont les mêmes que ceux du Ciel à la Terre, car, de par sa nature cyclique, le temps s’apparente au rond, et l’espace est carré comme la Terre. La capitale de l’Empire (appelé «Sous le ciel», Tianxia) est carrée et (idéalement) située au centre de l’étendue civilisée. Au-delà de cette dernière, l’espace se dilue dans l’informe: ce sont les «Quatre Mers» que le Ciel ne couvre plus et qui sont des lieux habités par des Barbares mi-hommes, mi-bêtes et par des esprits démoniaques.Aux symboles du Yi jing , les penseurs chinois avaient volontiers recours pour évoquer tous les phénomènes. Le Yi jing (Livre des mutations ) est un vieux manuel de divination promu au rang de classique confucéen. À la base de ce livre est une série de huit trigrammes formés de trois lignes superposées, les unes pleines (–), les autres brisées (--), les premières étant yang , les secondes yin . Ces huit trigrammes disposés en octogone forment une rose des vents à huit directions et chaque trigramme représente (entre autres choses) un des huit vents qui exercent chacun une influence céleste et spécifique sur le Tianxia.Si, au lieu de trois lignes, on en superpose six, on obtient une série de soixante-quatre hexagrammes qui représentent l’ensemble des réalités, alors que les trigrammes permettent d’évoquer l’univers de façon plus synthétique.Dans les séries des diagrammes (trigrammes ou hexagrammes), deux sont constitués exclusivement de lignes yang ou de lignes yin : ils symbolisent respectivement le Ciel et la Terre. Les conjonctures représentées par les autres diagrammes sont des mélanges de yin et de yang , de terrestre et de céleste.Ajoutons enfin que les spéculations sur les Éléments et sur les trigrammes recouraient à une numérologie en associant un nombre à chacun des Éléments et à chacun des trigrammes. On pouvait ainsi, grâce à diverses dispositions des trigrammes, obtenir des carrés magiques et des croix gammées à centre 5 ou 6, et évoquer de façon subtile les interactions du Ciel et de la Terre, du yin (pair) et du yang (impair), et aussi la dynamique giratoire de tout le système cosmique.L’homme comme microcosmeDe même que mythiquement le monde est formé du corps de Bangu, l’homme cosmique, de même le corps humain est un microcosme dont chaque élément est en correspondance avec une partie du macrocosme. La tête, ronde, est le Ciel, les pieds sont la Terre; la poitrine est yang ainsi que la gauche du corps, le dos et le côté droit sont yin ; les membres correspondent aux quatre saisons et les articulations, au nombre de 360, aux jours de l’année lunaire; les yeux sont le Soleil et la Lune; le souffle et le sang sont assimilés au vent et à la pluie. Nous possédons cinq viscères (appelés «réceptacles», zang ): le foie (bois), le cœur (feu), les poumons (métal), les reins (eau), la rate (Terre).Les neuf orifices du corps correspondent aux neufs portes des cieux. Les viscères et les orifices sont reliés entre eux, de sorte qu’entre les organes intérieurs et le monde extérieur il y a communication, pour le meilleur comme pour le pire: pour le meilleur, si ces communications se font en accord avec l’ordre universel; pour le pire (maladie et mort), si elles se font en désordre, sous l’impulsion des passions. Les viscères étant nourris par les Éléments, ceux-ci ayant chacun une saveur (sucré, salé, amer, etc.), la diététique imposait, par exemple, de choisir les nourritures yin ou yang , sucrée ou salée, en se conformant aux temps et aux espaces afin de bien fortifier l’organe dont les énergies doivent dominer en chaque circonstance.Le corps humain recèle aussi des forces vitales, des «âmes», les unes yin , les autres yang . En particulier nous avons une âme-souffle (hun ) qui provient du Ciel et y retourne après la mort, et une âme corporelle (po ) qui est destinée à retourner à la terre d’où elle provient. Après la mort (plus exactement après l’achèvement des rites funéraires), le hun devient un esprit aérien (shen ); quant à la destinée du po , tantôt il est censé résider dans les os, par conséquent dans la tombe, tantôt on le croit errant dans un pays des morts situé dans les profondeurs de la terre, au septentrion: c’est là qu’étaient les Sources jaunes. Le Nord, direction où règne l’obscurité et l’eau, était ainsi associé à la mort. Mais si le plein Nord est le point où le yin est à son apogée, c’est aussi celui où le yang s’apprête à reprendre un nouvel essor; de même la vie renaît dans les profondeurs aquatiques, car dans la croyance populaire, c’est au pays des morts que se trouvaient aussi les sources de la vie.La pensée savante, quant à elle, tentait d’expliquer le cours de la vie humaine par le moyen d’arrangements numériques: l’existence de l’individu était rituellement découpée en phases de 3, 7, 10 ou 30 jours, mois, années. On entrait dans la vie par étapes et l’on en sortait de même. Un rite remarquable illustre bien cette symétrie: le nouveau-né était déposé sur le sol avant d’être intégré dans le groupe familial; de même le mourant expirait au contact de sa terre natale.Conceptions morales et politiquesLes conceptions morales divergent, comme il se doit, entre les diverses écoles philosophiques et aussi entre les divers milieux sociaux. Les confucianistes, en particulier, à la suite des ritualistes de l’époque féodale, ont dégagé les principes de la morale qui commandèrent durant des siècles les comportements privés et publics. Une vertu plus que n’importe quelle autre fut toujours unanimement acceptée comme le fondement de la morale: la piété filiale. Celle-ci est fondée sur l’autorité du père en qui le fils doit voir un futur ancêtre, d’où toute une série de prescriptions positives et négatives durant la vie du chef de famille, puis après sa mort, durant la période de deuil, et enfin dans le culte ancestral. Le fils pieux doit naturellement prendre soin de son père et de sa mère, mais aussi ne pas oublier qu’il n’est que le dépositaire de son propre corps, car il le tient de ses parents et de ses ancêtres ; il a le devoir d’avoir lui-même des enfants, au moins un fils pour assurer le culte; il lui faut honorer ses parents par ses propres mérites, et en tout cas se garder des actes qui pourraient entacher leur honneur. Étendue à tous les rapports entre supérieurs et inférieurs, la piété filiale fut considérée comme le fondement de toute morale non seulement privée mais aussi publique.Confucius comparait le bon souverain à l’étoile polaire qui reste immuable alors que les autres astres tournent autour d’elle: cette métaphore illustre l’idéal politique des anciens Chinois, selon lequel le souverain fait régner l’ordre par sa seule vertu, sans avoir à recourir aux lois, c’est-à-dire aux châtiments, car la Chine ne connaissait point d’autre droit que le droit pénal. Le souverain et son administration incorporaient un système de relations harmonieuses entre les hommes et le cosmos. Si cette harmonie avait été parfaite, on eût vu se réaliser enfin cette Grande Paix ou Grande Justice (Taiping ), qui représente la grande aspiration utopique du peuple chinois: la première grande révolte populaire, dirigée par des chefs religieux, fut précisément celle des Turbans jaunes, lesquels proclamaient l’instauration d’une ère Taiping, ce terme n’impliquant pas une idée d’égalité, mais d’équilibre harmonieux, où chaque être serait situé à sa place dans le Grand Tout et accomplirait sa tâche dans le secteur qui est son partage.Les siècles qui précèdent la fondation de l’Empire (221 av. J.-C.) sont ceux où les grands concepts qui viennent d’être passés en revue furent, non pas inventés, mais utilisés et spécifiés par plusieurs courants de pensée. L’école de Confucius fondait l’éthique sur un humanisme, mais les ritualistes élaborèrent un système rigide contre lequel s’insurgèrent d’autres penseurs, en particulier ceux qu’on classe dans l’école taoïste représentée par Laozi et Zhuangzi. Confucianisme et taoïsme sont les deux courants majeurs qui survécurent après la disparition d’autres écoles qui jouèrent un moment un rôle important: l’école de Mozi, celle des Lois, celle des Logiciens. Il ne faudrait pas croire que confucianisme et taoïsme représentent des attitudes de vie incompatibles: un même individu se réclamera tantôt de l’un, tantôt de l’autre, se présentera comme confucianiste dans sa vie publique, mais comme taoïste dans sa vie privée.2. Aspects traditionnels des grandes religionsLa religion paysanne de l’AntiquitéLes plus anciens classiques chinois, à commencer par le Shi jing ou Livres des vers , fournissent déjà, quoique remaniés, de bons témoignages d’ordre religieux. Ils nous permettent de constater que, dès l’époque – VIIIe siècle avant J.-C. au plus tard – dont ils sont le reflet indirect, la religion chinoise se présente sous deux aspects assez différenciés: la religion du roi et de la noblesse, d’une part, et, de l’autre, la religion agraire ou religion paysanne. C’était, il est vrai, surtout par leur structure sociale et leur genre de vie que différaient les communautés paysannes et le monde royal et seigneurial. Les concepts religieux fondamentaux étaient les mêmes, autant qu’on sache. L’essentiel peut à l’extrême limite se résumer de la façon suivante: il y a une corrélation, un accord intime entre la nature et la société, qui obéissent tous deux à de semblables règles d’équilibre et d’alternance. La régularité de l’une dépend de la bonne conduite de l’autre. Car, par un inévitable anthropocentrisme, la société a néanmoins une sorte de prééminence sur la nature et, par des gestes et comportements appropriés dans les temps et lieux convenables, elle peut et doit l’aider ou l’inciter à suivre son cours normal, indispensable notamment à la bonne marche des travaux agricoles. C’est dans la mise en œuvre de ce principe général que se manifestèrent entre les religions seigneuriales et royales et la religion paysanne des différences, aggravées avec le temps par l’écart entre la société féodale et la société communautaire des villages. Mais il faut dire qu’on ne connaît la religion paysanne que par des documents peu nombreux, difficilement interprétés, qui n’en restituent qu’une image moyenne. Elle fut évidemment beaucoup plus diverse et complexe qu’on ne le pourra jamais savoir. Ses traits les plus caractéristiques sont les suivants.À défaut de chef (sinon de conseil des anciens), la communauté villageoise possède un centre. C’est le dieu du sol, she , matérialisé par un tertre, un arbre, une pierre dressée. Du reste, chaque groupe social, du plus grand au plus petit, possède le sien. C’est à ce dieu qu’on annonce tous les événements survenant dans la communauté, les phases des travaux agricoles, l’ouverture et la fermeture des périodes de fête. On lui offre les prémices et on le nourrit de sacrifices. Mais ce dieu, en principe, n’a d’existence que par et pour son groupe socio-territorial. Il en est en quelque sorte la personnification en même temps que le protecteur, le surveillant et le porte-parole dans le monde des divinités.Si ce n’est chaque village, au moins chaque groupe de villages liés entre eux par des relations d’intermariage possède en outre sur son territoire un «lieu saint». S’y tiennent notamment les fêtes des saisons intermédiaires, printemps et automne, début des semailles et fin des moissons. Ce sont les moments cruciaux de la vie sociale et religieuse paysanne. S’y déroulent, en automne, des orgies, des échanges de toutes sortes – car ce sont aussi des marchés –, et, surtout, au printemps, des joutes d’amour sous forme d’échanges d’épigrammes, de chansons, de plaisanteries, de jeux et compétitions diverses entre jeunes gens et jeunes filles à marier de villages différents, fait d’autant plus remarquable que la séparation des sexes est de règle en temps ordinaire. Elles se terminent par des unions dans la campagne, avant mariage. Mais ces fêtes saisonnières furent considérées d’assez bonne heure comme licencieuses et excessives par les moralistes et politiciens officiels, qui les condamnèrent et les firent interdire, non sans peine, semble-t-il. Or il est clair, cependant, qu’elles avaient une valeur religieuse profonde dans le sens de participation et d’incitation au cours naturel. Il fut d’ailleurs un temps où les seigneurs, loin de les proscrire, estimaient au contraire de leur devoir d’y participer.D’autres temps forts de l’année paysanne sont les fêtes Danuo et Bazha, à caractère d’exorcisme et de propitiation, destinées respectivement à «chasser les pestilences» de l’année écoulée et à accueillir l’année nouvelle.Les religions populaires au Moyen ÂgeLa fin de l’Antiquité se manifesta non seulement par de grandes transformations sociales et politiques, mais aussi par une crise religieuse profonde. La religion antique ne tenait guère compte de l’homme qu’en société. Le problème de sa vie d’outre-tombe, en particulier, n’était pas ou fort peu envisagé en fonction de l’individu. Les nobles, certes, avaient droit à une survie précaire et strictement limitée en tant qu’ancêtres familiaux, mais les roturiers citadins et les scribes, ou lettrés, qui commençaient à prendre une importance qui ne cessera de grandir, sans parler des paysans, étaient promis à un sort vague, collectif ou très incertain. Par ailleurs, la disparition progressive des seigneuries féodales, petites et grandes, et de leurs cultes encore assez proches de la religion paysanne ou tout au moins encore assez accessibles au peuple, laissa la clientèle féodale désemparée en la désengageant de ses structures et habitudes traditionnelles. C’est pourquoi cette époque vit éclore une brillante floraison de doctrines qui cherchèrent à apporter des réponses aux questions qui se posaient. Elles se partagent en plusieurs courants. L’un est celui d’où sortira l’école confucéenne, principal tenant de la religion officielle.Le taoïsmeUn autre courant, qui s’oppose au premier en tous points, est le courant taoïste, utopiste, parfois libertaire, mystique, individualiste. Mais les taoïstes n’étaient pas que des philosophes. Ils avaient aussi (peut-être, selon Maspero, en les empruntant aux sorcières médiums qui communiquaient avec les défunts) développé des techniques d’extase et autres procédés devant leur permettre d’accéder à l’union mystique avec le Dao d’atteindre à l’immortalité en affinant leurs âmes pour les garder dans un corps sublimé. L’espoir de l’immortalité fit gagner des adeptes au taoïsme. Les recettes de longévité se multiplièrent aux dépens du mysticisme. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce taoïsme-là était, et resta largement, une recherche d’oisifs fortunés. On ne sait pas au juste quand, comment, ni sous quelle forme se constitua la religion taoïste proprement dite. Il est certain que le taoïsme était déjà populaire (entendons connu et pratiqué par le petit peuple) au début des Han, mais davantage comme un ensemble de recettes et de croyances que comme une religion constituée.Or, au milieu du IIe siècle après J.-C., vers la fin de la dynastie des Han, le désordre du pouvoir central et certaines transformations économiques ruinèrent les paysans. C’est alors qu’un maître taoïste prêcha une doctrine égalitariste et l’avènement d’un nouvel ordre social et religieux qui remportèrent un succès foudroyant dans les masses paysannes. En dix ans, il mit sur pied une Église taoïste très structurée, donnant sa place et son rôle à chacun, hommes et femmes, riches et pauvres, comportant de nombreuses cérémonies collectives exaltantes, s’adressant à des divinités suprêmes individualisées, assurant la rémission des péchés et promettant un salut personnel. Ce mouvement ainsi qu’un autre très voisin par son inspiration ne survécurent pas à une répression impitoyable. Mais ils occupent dans l’histoire du taoïsme religieux une place des plus importantes, car ils lui donnèrent une impulsion décisive et lui imprimèrent une marque durable.On ne manquera pas toutefois de se demander s’il est justifié d’inclure le taoïsme (religieux s’entend) dans un exposé sur les religions populaires. L’histoire des sectes en tant qu’Églises, en effet, n’est pas du domaine de la religion populaire, encore qu’il ne soit pas sans intérêt de remarquer que le gros de leur clientèle fut recruté dans les milieux les plus populaires, séduits peut-être par la pompe des cérémonies en même temps que par leur caractère assez simpliste et hautement utilitaire. Mais l’important est que le taoïsme, religion autochtone, a conservé dans ses Écritures la trace d’un grand nombre de faits religieux plus ou moins anciens que l’on retrouve ensuite dans la religion syncrétique moderne.Le bouddhismeAu contraire du taoïsme, le bouddhisme est une religion étrangère importée subrepticement peu avant l’ère chrétienne. Il fut d’abord pris pour une variété de taoïsme, quoique sa doctrine en diffère totalement. Au début il ne fit que de lents progrès, et seulement dans la haute aristocratie. Puis brusquement, à partir des IVe-Ve siècles, il éclata comme une bombe dans la Chine du Nord et progressa très rapidement dans toutes les classes de la société, y compris les plus humbles. Mais la foi populaire finit par culminer et le bouddhisme entra, à partir des XIe-XIIe siècles, dans une longue décadence, arrivée à son terme de nos jours où il n’est plus guère qu’une survivance. Cependant, son héritage spirituel est capital: il a laissé son empreinte sur toute la pensée religieuse chinoise.Sans vouloir esquisser ici les grandes lignes de la doctrine bouddhique, particulièrement complexe, on peut néanmoins tenter de dégager ce qui, dans le bouddhisme, convint tant aux Chinois qu’ils s’y convertirent en grand nombre dès qu’ils en prirent connaissance. C’est en premier lieu, semble-t-il, que le bouddhisme est une religion de salut personnel, promettant la renaissance éternelle en quelque paradis à ceux qui pratiqueront les œuvres pies ou seulement penseront au Bouddha, ou plus spécialement à Amit bha. Le fidèle est aidé dans son effort vers le salut par des Bodhisattva, innombrables. Mais la ferveur populaire s’est attachée surtout à Guanyin (Avalokite ごvara en sanskrit) et à Dizang (K ルitigarbha), en qui elle voit des divinités très puissantes et infiniment compatissantes. Il n’est point question dans le bouddhisme populaire de nirv na en son sens véritable. Les taoïstes, avant qu’ils se soient mis à copier les bouddhistes, avaient proposé de leur côté l’immortalité personnelle, et cela revenait à peu près au même dans l’esprit des fidèles. C’est pourquoi les deux religions, recrutant dans les mêmes milieux populaires, se livrèrent une lutte sans merci.Mais le bouddhisme avait encore d’autres avantages à proposer, notamment des cérémonies particulières ayant pour but d’assurer le salut des parents défunts. On sait que la piété filiale a de tout temps été une des vertus cardinales des Chinois. Les confucéens, dont c’était un des chevaux de bataille, avaient attaqué sur ce point les moines bouddhistes. Ceux-ci observaient la règle du célibat et ne pouvaient donner des petits-fils à leurs parents pour continuer le culte ancestral. Mais les cérémonies et les fêtes d’Avalambana, le 15 de la 7e lune, qui sauvaient non seulement les parents sur plusieurs générations, mais aussi toutes les âmes errantes, compensèrent largement ce handicap. Cette date est devenue et est restée la grande fête des morts dans tout le monde chinois.Un point, du reste capital, de la doctrine bouddhique fut adopté de façon si générale et fut si bien assimilé que l’on finit par oublier son origine. C’est celui de la transmigration des êtres, vie après vie, en rétribution des actes commis dans les vies antérieures. Le bouddhisme populaire y a beaucoup contribué en imaginant des représentations concrètes, plus humaines que l’impersonnel mécanisme d’origine indienne: le jugement des actes dans les dix cours de l’enfer. Il inventa aussi les moyens d’y échapper: les funérailles et les cérémonies pour les morts sont restées la grande spécialité des moines bouddhistes.La religion syncrétique moderneL’époque à laquelle est apparue la religion syncrétique n’est pas connue avec précision. Il va de soi, du reste, qu’elle s’est formée progressivement, de façon insensible. Ses germes sont pour la plupart fort anciens, mais sa forme actuelle paraît s’être dessinée au temps de la dynastie mongole des Yuan, au XIIIe siècle. Nul doute en tout cas que, dès le XVe siècle, sous les Ming, elle avait à peu près l’aspect qui est le sien aujourd’hui.Il est bien difficile de déterminer les causes, de plusieurs sortes certainement, de sa formation. Elles sont à rechercher en partie dans les luttes entre le bouddhisme et le taoïsme. L’originalité, la force d’attraction et les succès du bouddhisme furent tels, pendant longtemps, que les taoïstes ne trouvèrent pas de meilleure parade que d’imiter leurs rivaux; d’ailleurs plus ou moins consciemment. Mais ils le firent si bien que les deux religions se rapprochèrent beaucoup. Il en résulta, semble-t-il, une certaine désaffection des fidèles des deux religions. Celle-ci fut sans doute considérablement aggravée par les luttes extrêmement violentes qui opposèrent les deux clergés sous les Yuan. Ils n’est pas question de les relater ici, mais disons qu’elles aboutirent à obliger des moines ou prêtres à changer de confession et à intervertir l’affectation de nombreux temples, à plusieurs reprises, en un court laps de temps. Le bouddhisme surtout, déjà très décadent, en souffrit beaucoup, malgré des victoires de pure forme, et il perdit une part non négligeable de son implantation territoriale. Ce vide ne manqua pas sans doute de favoriser le développement de la religion syncrétique.Comme on veut l’indiquer en la qualifiant de syncrétique, de préférence à populaire, trop restrictif, cette religion, la religion du peuple chinois à l’époque moderne, résulte d’un mélange d’éléments divers. Or, quoique les parties constitutives restent le plus souvent visibles aux yeux de l’observateur averti, les fidèles (si l’on peut employer ce terme), même relativement cultivés, n’ont pour ainsi dire pas conscience de l’hétérogénéité de la combinaison; et, dans les milieux les plus populaires, ils n’en ont absolument aucune, ni du reste aucun moyen de l’acquérir. Mais il faut dire aussi que le mélange n’est pas homogène. On entend par là que les traditions, familiales, sociales, professionnelles ou locales, font que tel culte, telle croyance particulière peuvent prendre une importance relative qu’ils n’ont pas généralement. Cela n’est pas surprenant si l’on se souvient, notamment, de l’énormité de la Chine et de ses dépendances culturelles (ces dernières étant les seuls champs d’étude actuellement accessibles). La religion syncrétique se présente en fait sous une multitude d’aspects, réalisations particulières qu’il appartient à l’observateur d’ordonner pour en extraire des systèmes à la fois précis et généraux. Il reste encore beaucoup à faire en ce domaine et la tâche est urgente.Un facteur de diversité est que cette religion ne comporte pas de prêtres, ordinaires gardiens de toutes les orthodoxies. Si parfois, quand il y en a, on fait appel à des prêtres taoïstes ou à des moines bouddhistes, c’est en tant que spécialistes d’une technique religieuse déterminée, pour une tâche bien précise (des funérailles, par exemple), tout comme, en d’autres cas, on fait appel à ces autres spécialistes que sont les médiums, les géomanciens, les devins, les exorcistes, etc. La vie religieuse collective, les temples, les fêtes sont gérés, ordonnés par la communauté elle-même, par l’intermédiaire de sortes de conseils de fabrique.Les motifs de diversité ne manquent pas, mais ils sont compensés par quelques facteurs de cohésion. Le plus important est que, sans posséder comme les grandes religions un recueil d’Écritures, la religion syncrétique s’appuie néanmoins sur une littérature dont le rôle ne saurait être sous-estimé. De façon très grossière, on peut la partager en deux grandes catégories: les œuvres didactiques et les œuvres d’imagination. Les premières sont les shanshu , ou «livres pour exhorter au bien». Certains sont anciens et universellement connus (par exemple, le Taishang ganyingpian – l’un des ouvrages chinois le plus souvent traduits par les Occidentaux – ou une certaine description des enfers), mais on doit y inclure aussi une grande quantité d’ouvrages opuscules, pamphlets de toutes sortes et d’inspirations variées, sans oublier les encyclopédies journalières et les almanachs. Les œuvres d’imagination sont le roman (lu ou entendu de la bouche des conteurs) et le théâtre, ce dernier surtout. Toutes les œuvres romanesques ou théâtrales n’ont pas, bien entendu, un rapport direct avec la religion, mais les plus goûtées, les plus populaires dans tous les sens du terme sont indubitablement celles qui mettent en scène les héros et les divinités du panthéon moderne. On notera du reste qu’il y a un rapport étroit entre le théâtre et la religion, qui se manifeste par exemple dans la ressemblance entre les gesticulations rituelles et le jeu des acteurs, ou encore par le fait que les dieux représentés dans les temples sont souvent costumés et grimés à la façon de personnages de théâtre.Les éléments constitutifs de la religion syncrétique sont empruntés aux formes populaires des «trois religions». Mais celles-ci ne rendent pas compte de tout car plusieurs traits majeurs de cette religion doivent se comparer plutôt à des faits de la religion antique. Ce sont donc des traits permanents. Soulignons-en quelques-uns. Il existe dans chaque village un dieu du sol, tudi (les noms varient quelque peu), qui paraît hérité en droite ligne des she de l’Antiquité. De plus, de même que les she dans le monde féodal étaient hiérarchisés entre eux, de même les tudi modernes sont sous les ordres des dieux du sol des chefs-lieux, les chenghuang , «dieux des murs et des fossés». Les dieux du foyer jouent dans la famille le rôle qui est celui des tudi dans un ensemble plus vaste, village ou quartier de ville, et ont également une origine des plus anciennes. Or le système, compliqué dans son détail, mais simple dans son principe, des dieux du sol et autres divinités chargées à la fois de protéger et de surveiller les différents groupes sociaux paraît être un des noyaux les plus solides de la religion chinoise moderne. Il y a encore un autre fait qui, quoique plus diffus, semble tout aussi important que le précédent. On a montré plus haut l’importance des fêtes dans la religion paysanne antique. Mais, de même, on ne soulignera jamais assez l’importance essentielle qu’ont les fêtes dans la religion moderne. Elles sont comme jadis des moments d’émotion collective intense. Elles sont l’occasion de défilés costumés, de dépenses ostentatoires considérables. Elles sont aussi des marchés. Elles comportent des représentations théâtrales, sans lesquelles il n’y a pas de fêtes en Chine. Le rôle de ces représentations est apparemment important, car elles sont offertes pour leur distraction aux dieux devant les temples desquels elles sont jouées. Mais elles sont aussi, en elles-mêmes, des actes religieux, car elles représentent les dieux et les font ainsi participer à la fête. Elles sont enfin, dans une certaine mesure et dans certains cas tout au moins, un substitut des joutes entre garçons et filles qui scandalisaient tant les moralistes d’autrefois.Ces quelques réflexions formulées, il n’apparaît pas nécessaire de décrire le calendrier touffu, les multiples dévotions, le panthéon innombrable de la religion syncrétique. Il faut seulement, sur ce dernier sujet, signaler en guise de conclusion un point qui semble profondément caractéristique: la plupart des dieux chinois, en particulier tous ceux de l’administration du contrôle des actes (type dieu du sol) sont censés être des humains divinisés par le Ciel. Mais ils restent soumis aux vicissitudes de la carrière officielle et leur investiture doit être ratifiée par l’administration des vivants. Rien ne saurait mieux montrer à quel point en Chine la religion est une affaire humaine.
Encyclopédie Universelle. 2012.